C'est aux "disparus" et à ceux qui, sûrs de leur cause, attendent sans frayeur la mort, à tous ceux qui ont connu les bourreaux et ne les ont pas craints, à tous ceux qui, face à la haine et la torture, répondent par la certitude de la paix prochaine et de l'amitié entre nos deux peuples qu'il faut que l'on pense en lisant mon récit, car il pourrait être celui de chacun d'eux.
Henri Alleg
Soumis à des saisies et à la censure, devenu l'une des bêtes noires de la colonisation, le journal Alger Républicain est interdit en 1955, alors que l'insurrection éclate. Son directeur Henri Alleg entre dans la clandestinité, écrit des articles qu'il fait publier anonymement en France, notamment dans l'Humanité. Arrêté en juin 1957, il entend l'un de ses tortionnaires lui dire : "Salaud, tu as écrit des articles sur la torture, eh bien maintenant, c'est la 10e DP qui va la pratiquer sur toi." Usage systématique, la torture est exercée par les gendarmes ou les policiers sur les prisonniers. "Nous étions engagés dans cette bataille à mort ; on pouvait très bien laisser sa vie dans cet engagement", confiait Henri Alleg à René Zahnd, à l'occasion de la création de La Question au Théâtre Vidy-Lausanne. "On m'a suspendu par les pieds et passé des torches enflammées sur le corps, on m'a plongé la tête dans l'eau, on m'a imposé des séances d'électricité…" Un aide de camp du général Massu l'incite à se suicider. Alleg résiste. Il finit par quitter le camp, "résidence surveillée" et lieu des tortures. En prison, il fait passer chaque jour à son avocat des carrés de papier dissimulés dans ses pantoufles ou ses sous-vêtements. Quatre pages quotidiennes, pliées, où il décrit l'ordinaire du camp, raconte la barbarie des hommes. Transmis à sa femme Gilberte, le texte devient La Question, que Jérôme Lindon publie en 1958 aux Éditions de Minuit. Dès lors, face aux oppresseurs et aux tortionnaires qui sévissent encore, l'auteur de Mémoire algérienne et des Chemins de l'espérance n'aura cessé de poursuivre ce qu'il nomme sa "bataille pour l'humanité, pour la fraternité, contre toutes les entorses aux droits des hommes".
Pierre Notte
La première édition de La Question d'Henri Alleg fut achevée d'imprimer le 12 février 1958. Des journaux qui avaient signalé l'importance du texte furent saisis. Quatre semaines plus tard, le jeudi 27 mars 1958 dans l'après-midi, les hommes du commissaire divisionnaire Mathieu, agissant sur commission rogatoire du commandant Giraud, juge d'instruction auprès du tribunal des forces armées de Paris, saisirent une partie de la septième édition de La Question . Le récit d'Alleg a été perçu aussitôt comme emblématique de ce refus par la brièveté même, son style nu, sa sécheresse de procès verbal qui dénonçait nommément ses tortionnaires sous des initiales qui ne trompaient personne. Sa tension interne de cri maîtrisé a rendu celui-ci d'autant plus insupportable : l'horreur était dite sur le ton des classiques. La Question fut un météorite dont l'impact fit tressaillir des consciences bien au-delà des "chers professeurs", des intellectuels et des militants. A l'instar de J'accuse , ce livre minuscule a cheminé longtemps.
Jean-Pierre Rioux, La Torture au coeur de la République, Le Monde, 26-27 avril 1998